3. Des figures aux icônes : quinze stéréotypes, incluant le masque

L'œuvre de Picasso est consacrée de manière obsessionnelle à la figure humaine. Bien que cette dévotion ait été, d'une certaine manière, fortement liée à la tradition, elle fut en même temps le terrain d'essai de l'une des plus grandes révolutions picturales liées à l'arrivée de la modernité. À Gósol, son travail sur la figure humaine s'est transformé en lieu sûr pour échapper au malaise pictural et pour pratiquer les quinze façons d'aller sur le motif, ce qui l'a conduit à une recherche artistique non pas de figures mais d'icônes. J'utilise le terme « icône » dans un sens fort : les icônes de Picasso sont des images qui ne représentent rien, mais fonctionnent comme un acte de présentation, dans une sorte d'épiphanie de la peinture, comme le faisaient les images antiques. L’objectif pictural n’est plus de représenter le sujet mais d'aller picturalement sur le motif.[1] Cela impliquait l'atteinte d'un degré d'autonomie dans la peinture  inconnu jusqu'alors, expliquant historiquement l'émergence des questions modernes avec Cézanne et Manet, plutôt qu’avec l'impressionnisme, le symbolisme ou même l'esthétisme particulier de Matisse.

Si les figures de Picasso sont devenues des icônes pour la première fois à Gósol, c'est parce que le peintre y a trouvé un nouveau procédé expérimental : le stéréotype. Il s'agissait de fixer dans une sorte de geste mantrique chacune des quinze façons d’aller sur le motif en essayant d'apporter les solutions les plus simples aux problèmes picturaux les plus complexes, comme le faisait Cézanne, dans une sorte de « synthèse destructrice et concluante » (selon les termes d'Émile Bernard).[2] Par le biais des stéréotypes, Picasso réussit à abandonner la narrativité et la beauté [3] –des jougs qui l'ancraient dans la tradition - et à libérer la figure humaine de l'éloquence, de la description, de l'anecdote, de l'expression et de l'esthétisme, avec une nouvelle esthétique uchronique et utopique radicale qui, paradoxalement, deviendra l'une des clés de l'approche moderne particulière de Picasso.

La tradition artistique méditerranéenne antérieure à la Renaissance était riche en présences, stéréotypes, icônes et masques. Les bas-reliefs égyptiens, les céramiques grecques, les kouroï et korai préclassiques, la sculpture dorique et ibérique, les fresques pompéiennes et les sculptures sur bois romanes faisaient partie de la mémoire visuelle de Picasso. Tout cela s'épanouit dans Gósol dans les quinze manières que Picasso a inventées pour aller sur le motif, dans un retour à une origine[4] qui a libéré la peinture de ses engagements illusionnistes et l'a ramenée au pouvoir de présentation de l'image.

Dans cet épanouissement, un nouvel univers de formes émerge : des formes non plus belles ou agréables, non plus expressives ou éloquentes, mais rondes, vigoureuses et synthétiques : trois qualités requises pour ériger le motif cézannien autonome tel que le concevait Picasso. En fait, le fait même de recourir au stéréotype est une option plastique qui, en récupérant des procédures archaïques, vise à insuffler la modernité au geste pictural. Ce procédé est resté ancré dans la longue créativité de Picasso, ayant une éclosion puissante dans le Portrait de Gertrude Stein et Les Demoiselles d'Avignon.

 

[1] Je pense que c'est le sens de l'appréciation de Jeff Wall sur l'œuvre de Cézanne : « Cézanne a ouvert la voie à la réduction de l'intensité du sujet en peinture ». Cité par Brigitte Léal dans Odile Billoret-Bourdy et Michel Guérin (Eds.), Op. Cit.: 15.

[2] Émile Bernard, “Paul Cézanne”, L’Occident, Juillet 1904, dans Michel Doran, Conversations avec Cézanne. Paris, Macula, 1978 : p. 46.

[3] Voir André Malraux, La Tête d’Obsidienne (Paris, Gallimard, 1974), p. 86. 

[4] L'originalité du retour à l'origine, en contraste avec l'originalité de Manet et sa mondanité, peut également être appréciée dans l'enthousiasme de Cézanne pour les vestiges préhistoriques et pour Picasso, dans les fossiles de Gósol. Voir la conférence de Faya Causey sur Cézanne et l’Antiquité http://www.nga.gov/content/ngaweb/audio-video/audio/cezanne-causey.html

 

Picasso : Les Demoiselles d’Avignon, 1907, MoMa, New York.
Picasso : Les Demoiselles d’Avignon, 1907, MoMa, New York.