Picasso : « On est ce que l’on garde. »

En principe, il appartient aux héritiers de proposer des œuvres en paiement de droits de succession. En l’occurrence, ils ont laissé l’État procéder au choix. « Au terme d’un accord tacite avec les héritiers, c’est l’État qui, pour la première fois depuis que le système de dation existait, allait faire une proposition de choix aux héritiers. […] Mieux encore, cet accord stipulait que l’État opérait son choix sur la totalité de la succession avant partage et dispersion. C’était capital, cela permettait d’opérer un choix cohérent, condition indispensable à la création d’un musée »[1] Aidé par les proches de l'artiste, Dominique Bozo a ainsi mis à jour tout ce que Picasso avait gardé auprès de lui, permettant une plus juste compréhension de son travail et de sa démarche. « Pour qui a eu accès à ce que Picasso avait protégé ou simplement conservé, [...] ce qui frappait précisément était l'absence, ou presque, d'œuvres inachevées ou abandonnées comme on en trouve le plus souvent dans les ateliers. [...] Picasso avait gardé toutes ces toiles et sculptures comme le décor actif de sa vie quotidienne, comme s'il s'agissait là d'objets trouvés, provocants et nécessaires, placés là en attente d'un regard ou d'un complément. »[2]

Dans une interview télévisée, il précise : « La surprise de la dation a été sûrement de trouver dans la collection de Picasso des œuvres que l’on ne soupçonnait pas et qu’il avait gardées, des œuvres qui ont contribué à la grande création autour des Demoiselles d’Avignon et du Cubisme (…) et également tout ce qui est autour de sa vie familiale, de sa vie personnelle. »[3]

Dominique Bozo s’exprima dans le catalogue de l’exposition du Grand Palais[4] sur les relations qu’entretenait le peintre avec différentes institutions, mais aussi sur sa capacité à tout garder auprès de lui, amassant sans trier et conservant dans ses ateliers une production de la plus infime à la plus léchée, permettant ainsi la création d’un ensemble d’œuvres très cohérent et représentatif de son inlassable travail. Au sujet de la dation, il écrivait : « Et voilà qu’en 1979, quelques années après que Picasso nous ait quittés, grâce aux possibilités d’une loi exceptionnelle et qui ne se reverra sans doute jamais plus, un musée entier, ainsi constitué par le peintre lui-même. Ce musée, on le sait, Picasso l’avait souhaité. »

Une phrase de Picasso qui décrit parfaitement bien le stock considérable découvert après sa disparition : « On est ce que l’on garde. »

Lorsque Picasso déménageait d'un atelier, il laissait sur place - de la rue La Boétie au château de Vauvenargues ou à Notre-Dame-de-Vie - ses meubles et ses tableaux, et nul n'y touchait plus. À sa mort, on découvre 1 885 tableaux, 15 000 dessins, 1228 sculptures, 3 222 pièces de céramique, sans compter plus de 30 000 estampes. Certaines toiles ayant été rachetées par l'artiste pour combler les lacunes créées lorsque, trop pauvre, il devait tout vendre pour vivre, une part importante en était peu connue, voire totalement inédite. C'est le nouveau mystère Picasso : il avait une œuvre secrète, oubliée, en particulier les dessins. Selon Michel Guy, « c'est toute la lecture de l'œuvre de Picasso qui serait à revoir au vu de ces œuvres découvertes ». Dominique Bozo, aussi admiratif que sidéré pour cette collection « secrète », découvrait cette intimité : « Picasso avait donc gardé toutes ces toiles, ces sculptures, pour vivre intimement avec elles comme avec ses ”objets”. Là encore, les nombreux documents photographiques qui nous restituent ses diverses demeures, viennent en témoigner. Et l’on peut repérer de l’une à l’autre certaines œuvres privilégiées qui le suivaient pour être, chaque fois, mises en évidence. »[5]


[1] L’Express, op cit.

[2] Dominique Bozo, in Art International, vol. XX/10, décembre 1976.

[3] Antenne 2, 2 mai 1983

[4] Dominique Bozo in PICASSO : Œuvres reçues en paiement des droits de succession : Grand Palais 11 Octobre 1979 - 7 Janvier 1980, page 12.

[5] Dominique Bozo, op.cit page 14

Enveloppe annotée avec un dessin de Picasso,  21 juillet 1957
Enveloppe annotée avec un dessin de Picasso, 21 juillet 1957.
Archives personnelles de Picasso.
Paris, Musée national Picasso-Paris.