Enric Casanovas était un sculpteur du cercle d'amis de Picasso à Barcelone. Il avait l'habitude d'aller à Gósol car il était aussi un grand excursionniste. Il y a terminé plusieurs étapes de son œuvre. Casanovas recommandait chaleureusement ce village pyrénéen à ses amis, et il en fit de même pour Picasso, qui décida d'y séjourner pendant plusieurs semaines avant de se rendre à Paris. Il semblerait en fait que le sculpteur ait eu l'intention de voyager avec Picasso, mais que la maladie de sa mère l'en ait empêché. Plongé dans l'austérité de la vie à Gósol, Picasso tente d'obtenir de lui des outils pour travailler sur des sculptures en bois (buis) et du papier Ingres, comme l'indique clairement une lettre du 27 juin, dans laquelle Fernande passe également une étrange commande : deux oranges glacées confites,[1] ainsi que des produits cosmétiques (notamment son parfum préféré : Eau de Chypre, commandés précédemment[2], ainsi qu’une autre lettre envoyée quelques jours plus tard, qu’il signe avec le célèbre “tu amigo dit el Pau de Gósol”.[3]
Les outils et le papier demandés par Picasso n’arrivèrent finalement jamais. Il renonça lui-même aux commandes faites par Fernande dans une lettre non datée[4] dans laquelle Picasso disait qu'ils allaient quitter le village dans quelques jours, sans doute car il avait surmonté son blocage créatif. Picasso demanda à Casanovas de garder le silence sur son retour à Paris. Cela était probablement dû à l'empressement de Picasso à terminer le portrait de Stein une fois les conclusions picturales de Gósol établies. Cela suggère que ce qui s'est réellement passé dans le village était la préparation d'un voyage audacieux et définitif : la transition vertigineuse de Picasso vers un nouveau langage plastique, et avec lui, vers la modernité. Le petit village était simplement le merveilleux cadre original (au sens de protogenèse, de début ultime d'une histoire)[5] de cette grande aventure, probablement le meilleur cadre que Picasso, un citadin aux manières peu raffinées, aurait pu imaginer. C'est dans cet écosystème qu'il se rebaptise « Pau », se rapprochant ainsi du prénom de Cézanne (Paul), tel un pèlerin renaissant et faisant son premier pas tourmenté sur le chemin de lui-même.[6] Dans cette renaissance, Gósol n'était pas seulement un cadre austère, proche de la nature, mais aussi le lieu où Picasso a fait l'expérience pour la première fois de deux des esthétiques appelées primitives[7] qui lui donnaient les clés de sa singulière modernité: le primitivisme roman et le primitivisme ibérique, un an avant sa découverte de ce qui s’appelait à cette époque l’art nègre. On pourrait dire de plus que Pau de Gósol est retourné à Paris avec la conscience d'avoir trouvé une origine nouvelle et définitive à son processus créatif, qui allait répondre à l'étymologie de « primitif » comme ce qui n'a pas d'origine antérieure et qui donne naissance à tout ce qui en découle. La section suivante détaille les modalités de cette renaissance créative.
[1] Voir Portell i Camps, Les Cartes, lettre 36, p. 149-50. À Gósol, Picasso a réalisé deux sculptures en buis : Nu aux bras levés, Musée Picasso, Paris, et Buste de femme (Fernande) (avec des touches de peinture), Musée Picasso, Paris. Les outils qu'il avait commandés ne sont jamais arrivés à Gósol et cela a contribué au charme rustique de ces sculptures en buis.
[2] Voir Portell i Camps, Les cartes, lettre 34, p. 148-9.
[3] Voir Portell i Camps, Les Cartes, lettre 38, 151-2.
[4] Je ne suis pas d'accord avec la datation habituelle de cette lettre par les historiens de l'art, Voir par exemple Portell i Camps, Les Cartes, lettre 39, p. 152-3. Les historiens la datent du lundi 13 août, mais avec les précisions que j'ai apportées sur la correspondance entre Stein et Picasso - voir note 5 -, elle a été selon moi écrite le dernier lundi où ils étaient à Gósol, probablement le 22 juillet.
[5] Voir Jèssica Jaques, « Gósol et la protogénèse picassienne », Bleu et Rose, (Paris, Musée Picasso Paris – Musée d’Orsay, 2018).
[6] Même s'il est quelque peu anachronique de le rappeler ici, n'oublions pas que quinze ans plus tard, Pablo Picasso rebaptisera son premier fils Paulo, un nom qui permet de concentrer phonétiquement en un seul mot « Pau + Paul + Pablo ».
[7] Sur Picasso et le primitivisme, voir le catalogue Picasso Primitif (Paris : Musée du Quay Branly, Flammarion, 2017). Pour le texte fondateur sur le primitivisme en général et celui de Picasso en particulier, voir William Rubin (ed.), catalogue de l’exposition Primitivism in 20th Century Art, (New York: MoMA, 1984). Néanmoins, dans ce texte, le primitivisme de Picasso est daté après le séjour à Gósol, probablement parce qu'au moment de la rédaction du catalogue, les œuvres de Gósol étaient encore relativement inconnues. Voir aussi, entre autres, les ouvrages du même auteur, Pierre Daix, Le nouveau dictionnaire Picasso (Paris : Robert Laffont, 2012), p. 756-63.
[8] Gertrude Stein insiste sur le fait que c'était en un seul jour, The Autobiography, p. 717. Voir Richardson, A life of Picasso, Vol. II. p. 52.