La collection cubiste de Leonard A. Lauder au Metropolitan Museum de New-York

Du 20 octobre 2014 au 16 février 2015, le Metropolitan Museum de New-York expose la collection cubiste de Leonard A. Lauder. À cette occasion, l'étude de Pepe Karmel met brillamment l'accent sur une série de dessins exécutés vers 1914-1916. De cette synthèse, plusieurs éléments ressortent et permettent de faire le lien vers des oeuvres de plus grande envergure, montrant le fourmillement intellectuel et la recherche dans la composition, la forme et la couleur après le cubisme de la part de Picasso.

La conception de ces dessins entre donc en scène après l'expérimentation de l'artiste avec le cubisme. L'abstraction pure, menée par Piet Mondrian et Kazimir Malevich, ne le satisfait pas; son travail est alors partagé entre deux constatations. S'il veut rendre ses compositions plus lisibles, il ne veut pas retomber dans le langage formel visible notamment en 1908.
Pour illustrer son propos, Pepe Karmel a choisi de s'entourer de quatre oeuvres venant de la collection Lauder. Il s'agit de l'Homme accoudé sur une table jouant aux cartes, l'Homme barbu jouant de la guitare, l'Homme à la guitare et l'Homme assis. En examinant les dessins de la collection, le chercheur a pu établir des liens avec d'autres séries et relever des motifs qui feront partie de son langage jusque dans les années 1920, mais qui se rapprochent également d'autres artistes et par conséquent d'autres courants artistiques.

Les compositions de Picasso dans les années 1912-1913 sont construites à partir de bandes verticales chevauchées, créant des figures strictement frontales. Mais contrairement à ces réalisations, l'une des premières caractéristiques que l'on perçoit dans deux dessins de la collection est la figure des personnages tournée de ¾ de face. Leur composition, que l'on pourrait qualifier de pyramidale, amène à une présence physique presque palpable. L'une de ses oeuvres, l'Homme accoudé sur une table jouant aux cartes, exécutée en 1914, semble dériver d'une série de dessins du même sujet dans un style plus naturaliste que Picasso a montré à Daniel-Henry Kahnweiler. Le marchand les qualifie d'oeuvres classiques; elles semblent être un hommage du peintre à Cézanne et à sa «mélancolie contemplative», notamment à son Homme fumant la pipe de 1890-1892.
Cette composition de Picasso conserve la pose des dessins du printemps 1914, comme la relation entre l'homme et la table; mais il inclut des termes géométriques dans la conception des détails, dans la représentation de la tête, des épaules et des genoux.
Parmi les caractéristiques à noter, il est important de repérer l'apparition d'un motif pour figurer les membres du corps humain, comme celui du bras ondulant, comparé à un «tentacule» qui s'impose d'emblée au regard, placé au premier plan. L'influence de ce motif est visible dans d'autres oeuvres, de la même époque, où l'homme accoudé devient une figure coiffée d'un béret, au bras ondulant, grattant une guitare; dans une même variante, le guitariste devient un homme au chapeau lisant un journal. Ce bras, bosselé et en courbes, tend vers un nouveau vocabulaire de la sexualité, visible dans les oeuvres de Picasso dans la moitié des années 1920. Dans un autre registre, les mains de l'Homme barbu méritent que l'on s'y intéresse un instant. Pepe Karmel a rapproché leur forme à celle d'une étude de l'été 1914, où les multiples essais s'apparentent à des verres de vin, prouvant les variations et les métaphores dans son processus de création. Le dessin important de l'Homme assis accoudé à une table devient le soutien d'une grande toile, fréquemment retouchée par Picasso au cours de deux années; elle est aujourd'hui à la Pinacothèque Giovanni et Marella Agnelli à Turin. Le cheminement créatif et les retouches sont notamment connus par des photographies de l'artiste, sa série «d'autoportraits» et de multiples dessins et études. Les courbes et les diagonales de la composition sont progressivement éliminées, remplacées par des bandes verticales et rigides tachetées de points noirs et blancs.
Le travail de Picasso est mis en dialogue avec celui de Giorgio de Chirico: si l'on connaît l'influence de ce dernier dans les peintures métaphysiques et cubistes, Emily Braun a récemment mis en avant la même expérience mais dans le sens contraire: le point de vue de Picasso l'aurait également influencé dans les années 1914-1916.

Comme dans la gouache de l'Homme assis de 1915-1916 ou plus particulièrement dans la grande toile des Agnelli, Picasso inclut dans d'autres oeuvres un motif particulier: des petits points monochromatiques, placés de façon ordonnés, presque comme dans un grillage, sur un fond de couleur différent, généralement une surface quadrangulaire. Elle est jugée différente, par l'auteur, de la technique du pointillisme de Georges Seurat. Il pense également qu'une comparaison avec le travail de Juan Gris est possible. Mais c'est en s'intéressant aux ballets - notamment au travail pour le ballet Parade avec Sergei Diaghilev - que la réponse devient pertinente. En effet, des points allongés sont visibles parmi les scènes du décor situées derrière les danseurs, et jusqu'au costume du «manager américain». Ils figurent des ouvertures, des fenêtres comme celles présentes sur les façades des grands bâtiments rectangulaires. Ces gratte-ciels n'étant pas présents en France, ils représentent l'Amérique des années 1915 à travers une image iconique. Ainsi, l'utilisation de la grille à points rappelle, d'après Pepe Karmel, l'oeuvre Mechano-Faktur faite en 1923 par Henryk Berlewi; ces façades apparaissent également dans des réalisations de l'italien Osvaldo Licini, ou de la suisse Sophie Taeuber-Arp. À l'image de ce que l'auteur a voulu démontrer, les dessins de la collection Lauder deviennent importants pour comprendre un des cheminements de la pensée de Picasso dans certaines oeuvres, jusqu'à d'autres mouvements comme le surréalisme ou le constructivisme.

Homme accoudé à une table jouant aux cartes, 1914 (dessin)