« On savait que ce n’était pas n’importe quoi »

J. M. : Pour rebondir, entre les enfants et le père, d’un côté comme de l’autre, il semble qu’il y avait un profond respect et une écoute. Quand les parents ont des enfants très jeunes, ils les regardent peu et les entendent peu. Par contre un père averti, d’un certain âge, lui, les écoute et les voit. 

Effectivement, un père qui est un peu plus âgé, qui n’a pas les mêmes exigences, la même impatience, la même nervosité — même s’il restait assez nerveux —, écoute plus facilement son enfant, pas jusqu’à le considérer comme son égal, mais avec une sorte de fraîcheur. Je pense que ça lui plaisait énormément, de faire des blagues, sans qu’il en reste quoi que ce soit. 

On était libres de tout faire et de faire n’importe quoi. On peut s’imaginer qu’on faisait n’importe quoi, parce que pour les gens, dans leurs petites têtes de poissons frits, Picasso faisait n’importe quoi. De toute façon, on savait, nous, que ce n’était pas n’importe quoi. Pour commencer, on ne pensait pas de nous qu’on faisait n’importe quoi, mais on nous laissait faire ce que l’on voulait, ce qu’on avait à faire. 

Par moments, les artistes sont forcément très tournés vers eux-mêmes, sur leurs priorités, « moi je » : « Je dois faire ci, je dois faire ça, je travaille. » Ce n’était pas gênant, ça amenait des situations plutôt comiques parfois, on nous oubliait et nous on était bien tranquilles d’être oubliés. J’étais ravi de disparaître chez la maîtresse de l’école qui faisait du boudin aux pommes absolument génial, quand le lendemain on s’apercevait d’un seul coup que je n’étais plus là. Je disais des choses incroyables, qu’il fallait que j’achète des meubles pour ma maîtresse, ce qui faisait bien rigoler. Je ne comprenais pas pourquoi mais j’avais du succès, alors je continuais.

Picasso, Arlequin articulé, Papiers cartons découpés, 1948