B. G. : Vous faisait-on des demandes particulières ?
On ne nous a jamais rien demandé et nous n’avons jamais rien demandé. Quand tu as l’exemple de quelqu’un qui, disons-le superficiellement, bricole, tu bricoles aussi, tu fais quelque chose, tu te débrouilles. Tu n’arrives peut-être pas au même résultat, mais il n’est pas question de cela, de l’importance du chef-d’œuvre. Le chef-d’œuvre n’est pas la première préoccupation, c’est le faire qui est important, se jeter dans le vide à tout moment et se dire : « On le fait. » Il faut prendre le risque puis l’assumer. C’est ce que j’ai appris. Sans devenir un casse-cou débile, ça permet d’affronter le taureau, d’affronter le monstre, le plaisir, d’affronter ce qui se présente. Ça donne une certaine assurance pour aborder la vie.
B. G. : Ce qui peut apparaître aujourd’hui comme des sculptures découpées, étaient-elles vraiment considérées comme des jouets ?
C’est assez comique ça, c’est comme l’histoire de la petite voiture de tout à l’heure. Évidemment au départ, ça commence par être des jouets et puis ça devient de plus en plus intéressant. Ensuite ma mère est obligée de tricoter les habits pour la poupée et puis finalement c’est tellement bien qu’il ne faudrait pas que Paloma abîme ça. Alors on la met de côté. C’était constant ce genre d’histoires, l’idée démarrait légèrement et après elle prenait un peu plus de densité. Quelquefois, il débordait beaucoup plus loin et allait vers autre chose.
L’idée de créer un jouet partait d’un bon sentiment mais arrivait totalement ailleurs. Je crois qu’on n’était pas plus choqués que ça. Il y avait eu tout le moment de la création, de la fabrication, Françoise qui tricote, la taille du bois, du mauvais bois en plus. Ça n’était jamais du bon bois, comme il s’était essayé sur du buis, c’est épouvantablement dur et il n’en finissait jamais, après il utilisait les moyens du bord : bouts de cartons, de ficelles, de clous ou de n’importe quoi.
Je vais ajouter quelque chose, dans le cas de la petite voiture, l’idée s’est arrêtée là, tandis que des poupées, il y en a eu une, puis deux, puis trois, et puis c’est devenu quelque chose de très élaboré. Pour la voiture, il y a eu cette idée de faire les roues avec les capsules de la bouteille d’Évian et puis c’était fini, il n’y a rien eu ensuite. Enfin si, j’ai essayé d’en faire des dessins, mais…
Le jouet est ou non une œuvre d’art en fonction des mains de celui qui l’a réalisé. Picasso est un artiste, un artiste important, donc on regarde d’autant plus précisément ce qu’il fait, ce qui sort de ses mains. C’est un peu injuste pour les gens qui font des jouets pour enfants.
B. G. : Les poupées ont tout de même un rapport avec les sculptures d’assemblage.
En tant qu’historien de l’art, vous allez ranger ça dans les sculptures, assemblage, et dans les œuvres majeures de la seconde partie du XXe siècle, alors que ce n’était qu’une poupée.
B. G. : Pourtant, vous dites que Picasso lui-même a pensé que ces jouets avaient dépassé la frontière ?
Le regard qu’il porte sur lui-même est voisin de celui de l’historien de l’art, à un moment il franchit une petite frontière et tout bascule. Au début c’est un amusement, comme avec la céramique, et puis il appuie, un coup de tournevis, et il passe dans une autre dimension. C’est certain que c’est curieux à partir du moment où c’est Picasso.
B. G. : Par exemple, le cheval qu’il fait pour Bernard, c’est aussi un peu le début du travail avec Prejger.
Ça commence avec une intervention très légère de Picasso, si on peut dire ça comme ça, et puis ça bascule immédiatement sur autre chose. La plus belle réalisation de cette longue histoire, c’est la chaise qui revient au tout début des natures mortes cubistes en collage de grandes dimensions. Alors ça y est, on est repartis au début.
D’ailleurs, à chaque fois que dans son histoire Picasso bute, il redémarre toujours avec de la sculpture, c’est absolument incroyable. Il revient de Horta, fait la tête de Fernande, c’est une césure, ça explose le mur qui sépare l’avant de l’après. La sculpture est-elle vraiment extraordinaire ? En tout cas, elle a une très grande fonction, elle casse la baraque, dépasse le mur du son et là, d’un seul coup, on est à une vitesse de mach 2. Il y a des accidents et c’est ce qui est intéressant.