Le jeu et l'art

J. M. : En réalité, il n’y avait pas de frontière entre un jeu, celui des mousquetaires par exemple, et une œuvre d’art, au fond les deux se croisaient ? 

Moi, je me déguisais tout le temps en mousquetaire. Même à Paris, j’allais à l’école en mousquetaire. J’avais deux copains, on était donc trois habillés en mousquetaires avec des plumes à l’École alsacienne. Il fallait accrocher le chapeau quand on arrivait… (rires) Ça aurait donc été une source d’inspiration dans son travail. Je ne sais pas comment faire pour le voir. En fait, c’est un truc que les enfants font à un certain âge d’être d’Artagnan ou un mousquetaire, c’est rigolo. Après ça, c’était fini, on était tous en Davy Crockett, Paloma, Catherine et moi. Avant ça, j’étais Peter Pan et comme l’histoire se passait dans les Caraïbes, Paloma était habillée en Martiniquaise. Il faut se souvenir de l’époque, il n’y avait pas la télé, enfin seulement un début de télévision, assez comique. Il n’y avait franchement rien. Les enfants s’amusaient avec les moyens du bord, on fabriquait des choses, on allait dans le jardin avec nos bicyclettes et on jouait au polo en prenant les trucs de croquet. On fabriquait des radeaux qui coulaient instantanément, toutes sortes de trucs que font les enfants. 

De temps en temps, on croisait Picasso au milieu de tout ça, il nous regardait. On ne faisait pas particulièrement de bêtises. Il disait toujours devant nous et à tout le monde : « Dans l’atelier, on ne peut accepter que les enfants et les animaux, les adultes il faut les mettre dehors parce qu’ils cassent tout. » Les gens ne comprenaient pas parce qu’on arrivait d’un seul coup dans l’atelier en courant, en sautant et en criant : « Sabre au clair ! Charge ! » à travers toute la pièce, avec les chiens, et puis on ressortait. Les gens se disaient : « Ce n’est pas possible ! » Picasso expliquait : « Non, c’est vous qui devriez sortir, parce que vous allez me casser quelque chose, eux ils sont très agiles, très adroits, il n’y a aucun problème. » 

C’est vrai que c’était un environnement un peu particulier. C’était drôle parce que tout ce qui se trouvait là avait l’air de traîner à droite à gauche, mais nous savions que rien ne traînait et on n’allait pas farfouiller et bricoler là-dedans, parce que c’était lui qui bricolait et qui nous piquait des trucs pour en faire des choses. 

B. G. : Et donc, l’histoire de la petite voiture, comment l’avez-vous vécue ?

           Très mal (rires). À l’époque de La Guenon et son petit, je devais avoir quatre, cinq ans et comme les enfants de cet âge, j’étais très curieux de ce qu’il se passait à l’intérieur, dans les profondeurs. Je recevais des magnifiques voitures en cadeau, de Michel Leiris, de Daniel-Henry Kahnweiler et d’autres. Je jouais un peu avec puis il fallait que je voie ce qu’il se passait à l’intérieur. Je démantibulais tout avec l’idée de reconstruire ensuite. Et mon père : « C’est tout cassé, je le prends pour moi. – Mais non, c’est mon bricolage ! » Et d’un seul coup, c’était englué dans le plâtre, dans une sculpture : « Non mais, qu’est-ce que c’est que ça ? » Puis du coup je faisais attention à mes affaires pour qu’il ne vienne pas farfouiller. Mais il me les piquait à chaque fois. Pour Paloma, il découpait dans des papiers dorés de petits colliers, c’était différent. Mais je m’en suis bien sorti parce que la Guenon, je l’ai récupérée à la sortie !

B. G. : Et vous n’êtes pas fâché avec les voitures non plus…

           Je pensais « un de ces quatre, je reprendrai mes voitures ! ». Il a fallu attendre, mais je les ai eues. Vivre avec Picasso, faire partie de sa vie quotidienne, ce n’est pas ce qu’on imagine. Plus tard, à La Californie, il me disait parfois : « Reste là, tu vas me donner un coup de main. » Il faisait une sculpture quelconque, il fallait trouver une base. On prenait une boîte, dans laquelle on mettait du plâtre et puis il fallait attendre que ça prenne. Ça a l’air anodin raconté de cette manière-là, mais pendant ce temps, je regardais ce qu’il se passait. Depuis tout petit, j’allais mettre mon nez partout pour voir comment ça se passait. Par exemple, pendant le tournage du film que Langlois et Rossif ont fait dans le Midi, tous les artistes avaient reçu de Kodak du film en couleurs, des kilomètres de Kodachrome. Il fallait en faire quelque chose. On voit sur les photos de plateau que j’étais toujours là fourré à regarder ce que faisaient les gens. C’était naturel. Si on avait été des fermiers qui élevaient des vaches, je serais allé voir comment traire les vaches.

          Les gens sont pris d’une sorte de panique : « On ne dérange pas un génie qui travaille. » On ne le dérangeait pas, on était parfaitement au courant de ce qu’il se passait et de ce qui pouvait arriver. On avait parfois aussi les mains dans le cambouis. Ces situations étaient naturelles. C’est difficile à transmettre, même aujourd’hui. Et puis il y a des moments intimes que je préfère garder pour moi, rien de secret ni d’extravagant, mais ils n’ont pas une grande signification pour l’histoire de l’art.

Dans les ateliers aussi, j’étais fourré partout. Chez Madoura, je regardais dans les fours par exemple. Ce qui est intéressant, c’est que les gens qui ne sont pas parents, mais même les parents d’ailleurs, ne se rendent pas compte que quand il y a un enfant petit, jusqu’à l’âge de cinq ou six ans, les adultes ne font jamais vraiment attention à lui. Ils ne se rendent pas compte que les enfants sont des éponges, des éponges vraiment incroyables. Moi j’étais là, comme tous les enfants je dirais, et j’emmagasinais tout ce que je voyais et tout ce que j’entendais, les discussions pendant lesquelles personne ne s’imaginait que j’écoutais.

Une fois que les gens étaient partis, mon père disait : « Mais quel bande d’abrutis ! » À tel point qu’une fois, je vois arriver des gens qui venaient très souvent, je monte en courant : « Il y a ces cons de machins qui arrivent ! » Oh là là, la catastrophe (rires). Il n’avait pas pensé à cet aspect de la liberté.

Fig. 4 Mousquetaire