Jean Cassou et Georges Salles, l’anticipation d’un musée

"Chaque nouvel objet, chaque nouvelle combinaison de formes qu’il nous présente est un nouvel organe que nous adjoignons, un nouvel instrument qui nous permet de nous insérer plus humainement dans la nature, de devenir plus concrets, plus denses, plus vivants. Il faudrait une imbécillité sans égale pour aimer ces œuvres sous le prétexte mystique qu’elles nous aident à nous débarrasser de nos défroques humaines en tant que surhumaines." […]. Lorsque Leiris écrit ces mots, Picasso fait déjà partie des collections nationales. En 1945, quand Jean Cassou est nommé conservateur en chef du Musée national d’Art moderne, il va ouvrir les portes du musée aux créateurs de son siècle, dont il aime l’indépendance, l’impertinence, le comportement « héroïque et outrancier » comme il définit celui de Picasso.

Grâce aux relations privilégiées qu’il a su tisser avec les artistes de son temps et à l’opiniâtreté de Georges Salles, le directeur des Musées de France, Cassou va obtenir des donations exceptionnelles. Le musée voit ainsi arriver dans ses collections des œuvres de Picasso : la donation comprend dix toiles choisies par Cassou et Picasso dans les réserves de l’artiste. Picasso aimait voir ses œuvres accrochées  et confrontées aux grands maîtres. Il revenait sans cesse voir ses toiles au musée. Il venait voir où Cassou les mettait : «  Il venait pour les accrochages. Les toiles étaient couchées par terre, il les changeait de place. Il découvrait de nouveaux rapports entre elles. Il en discutait avec moi comme avec le gardien. Et, chaque fois, il découvrait d’autres façons d’en parler. Picasso adorait parler. Il avait besoin d’un tiers pour discuter. Et le lendemain, ce n’était pas la même chose en face de la même toile. Il était bavard comme il était manuel et il tripotait toujours quelque chose. Un bout de terre à modeler. Il posait une petite sculpture à peine achevée sur la table et la reprenait, ça devenait autre chose. Il dessinait sans arrêt. Sur la carte, au restaurant. Il parlait, riait, passait à autre chose. Les commentaires de ses œuvres n’auraient pas permis de visites guidées. Ses commentaires étaient l’ambiguïté même. C’est-à-dire que les choses dites sous-entendaient d’autres choses que ce que l’on entendait. Et ce quelque chose devenait autre chose. C’était un enchantement, mais pas de ces enchantements qui rendent prisonniers » (Jean Cassou, entretien avec Pascal Bonafoux, Le Monde 26 septembre 1985). Le commentaire de Cassou laisse imaginer à quel point il est difficile d’avoir une lecture « vraie et définitive » des travaux de l’artiste.

Picasso entretenait un rapport presque physique avec le musée. Il aimait l’idée de montrer son travail au public, respectait profondément le principe de conservation d’une œuvre.

Pablo Picasso, Autoportrait bleu, 1901.