« Souvenir, souvenir »: l’auteur n’est pas celui qu’on croit !

Après la débâcle et l'invasion allemande, Picasso, invité au Mexique et aux États-Unis, se refuse toutefois à quitter la France occupée où son art va pourtant être considéré comme un exemple de la culture et de l'art décadents, ayant conduit à la défaite. À l'inverse des Derain, Vlaminck, Van Dongen, et d'autres artistes, intellectuels et écrivains, Picasso écarte pendant l'Occupation tout compromis avec le régime de Vichy et l'occupant. Il fréquente des milieux acquis à la Résistance et sa peinture exprime, par sa noirceur et ses traitements tragiques, son horreur des temps présents. Pour le reste, Picasso fait silence pendant cette période.

« Elle est vraie Picasso cette histoire qui a couru le monde ? Un jour, un officier de la Gestapo brandit une reproduction de votre “Guernica”et vous demande : c’est vous qui avez fait cela ? Et vous auriez répondu “Non, c’est vous” ? » - Oui, dit Picasso en riant, c’est vrai, c’est à peu près vrai. Quelques fois il y avait des Boches qui venaient chez moi sous prétexte d’admirer mes tableaux ; je leur distribuais des cartes reproduisant ma toile « Guernica » et leur disait « Emportez, Souvenir ! Souvenir ! »[1]

Ernst Jünger, qui rendit visite à Picasso dans son atelier des Grands-Augustins pendant l’Occupation, alors que l’écrivain allemand portait l’uniforme de la Wehrmacht, raconta plus tard à Bernard Pivot dans l’émission « Apostrophes », l’anecdote suivante : « Il me faisait une impression tout à fait magique. Il n’y a que deux hommes qui m’ont fait cette impression, Heidegger et Picasso. Nous avons fait la conversation tout l’après-midi. » Et Bernard Pivot de citer un passage du Second Journal parisien d’Ernst Jünger où il transcrit les propos de Picasso : « À nous deux, tels que nous voilà assis ici, nous négocierions la paix cet après-midi même : ce soir les Hommes pourraient dîner heureux. »[2]

Picasso aide financièrement le peintre juif Freundlich, réfugié en zone sud et qui mourra déporté. Il aide aussi le peintre allemand Hans Hartung à gagner le Maroc. En juin 1941, il rencontre le dirigeant du parti communiste clandestin Laurent Casanova, évadé d'un camp de réfugiés, chez Michel et Louise Leiris. Le 6 août 1942, on inaugure à Paris le Musée national d’Art moderne dont Picasso est exclu… Pendant toute cette période, Picasso peint des tableaux qui en reflètent l’atmosphère lourde, parmi lesquels La Femme en gris, l’une de ses peintures de deuil les plus noires. Les amis poètes de Picasso sont arrêtés et déportés pendant l'hiver 1943-1944 : Max Jacob, interné au camp de Drancy, qui devait y décéder d'une pneumonie cinq jours plus tard, en février 1944, Robert Desnos arrêté le 22 février 1944 et qui meurt en déportation à Terezin, quinze mois plus tard. Ses amis, Eluard et Zervos, sont engagés dans la Résistance.

Pour Laurence Bertrand-Dorléac, « lorsque les historiens de l’art s’échinent à voir dans chaque pointe d’artichaut, dans chaque arête de visage de femme souffrante, dans chaque tête de mort, la représentation du cauchemar sinistre et glacé, l’exercice vaut la peine, mais à cette réserve près : le processus de résistant de Picasso échappe aux preuves ». [3]

 

[1] Entretien avec Simone Téry, Les Lettres françaises, 24 mars 1945

[2] Apostrophes, « Occupants occupés », 13 novembre 1981.

[3] Laurence Bertrand-Dorléac, « La résistance ? », Cahier de l’Herne Picasso, n°106, 2014, p.62.

Picasso, Nature Morte aux Poireaux,  1945
Picasso, Nature Morte aux Poireaux, 1945, Collection privée.