Danseuse des Ballets Russes

Si la place du théâtre dans l’œuvre de Picasso a bien été étudiée3, l’importance d’Olga Khokhlova [1891-1955], danseuse des Ballets Russes et première épouse de l’artiste, reste à ce jour méconnue4. Il paraît ainsi nécessaire de présenter pour la première fois le parcours artistique de la danseuse, depuis sa formation en Russie jusqu’à ses rôles dans les ballets de Diaghilev et sa rencontre en 1917 avec Picasso. L’étude des interprétations de la jeune femme dont l’artiste est susceptible d’avoir vu les répétitions ou les représentations sur scène, croisée avec l’analyse des œuvres qu’il dédie au thème de la danse, permet dans un second temps de reconsidérer l’importance d’« Olga ballerine » dans l’œuvre de Picasso, en tant que sujet et source d’inspiration. Cet examen nous conduit par ailleurs à élargir le champ d’études, jusqu’alors essentiellement pictural, des influences qui submergent l’artiste dès 1914 et qui apparaissent plus précisément dans les œuvres datant de sa rencontre avec Olga et des premières années de leur mariage : favorisé par le contexte italien, le dialogue avec l’Antiquité et le classicisme s’ouvre ici sur un nouveau chapitre, celui des arts de la danse et de la musique que Picasso découvre au travers de sa collaboration avec les Ballets Russes et sa relation amoureuse avec Olga.

 

Olga Stepanovna Khokhlova naît à Niégine en Russie le 17 juin 18915. Fille de Lydia Vinchenko et de Stepan Vasilevich Khokhlov, colonel de l’armée impériale, elle grandit à Saint-Pétersbourg avec ses trois frères et sa jeune sœur6. Tandis que les deux fils aînés s’orientent respectivement vers une carrière militaire et des études de médecine, les jeunes filles se tournent vers les arts : Nina souhaite chanter, Olga choisit la danse7. En 1910, les fonctions de Stepan Vasilevich conduisent la famille dans la région de Kars. Olga vient d’achever ses études au lycée français et décide de rester à Saint-Pétersbourg pour intégrer l’école de danse de Yevgenia Sokolova8. Par le biais des sœurs Konetskie, elle est auditionnée l’année suivante par Serge de Diaghilev et engagée dans les Ballets Russes9.

Dans le prolongement des manifestations qu’il a organisées en Russie et en France, Diaghilev a fondé la compagnie des Ballets Russes qui s’est produite pour la première fois au Théâtre du Châtelet à Paris en mai 190910. Avec Michel Fokine, chorégraphe de la troupe jusqu’en 1912, Diaghilev cherche constamment à renouveler la forme de ses spectacles convoquant les arts de la scène, de la musique et de la peinture en une unité dramatique qui rejoint le principe romantique de gesamtkunstwerk. Si la première saison connait un grand succès, les représentations données l’année suivante au Théâtre national de l’Opéra, avec notamment Ida Rubinstein dans le rôle principal de Shéhérazade, font un triomphe et essaiment à Paris une vogue coloriste qui influence la mode et les arts décoratifs. L’énergie des chorégraphies de Fokine, sublimées par les décors d’Alexandre Benois et de Léon Bakst, et le talent des danseurs, parmi lesquels Anna Pavlova, Tamar Karsavina et Vaslav Nijinski, provoquent un tel engouement que Diaghilev décide de créer une troupe de ballets permanente qui se produirait à travers l’Europe. Ce développement conduit l’impresario à recruter parmi les danseurs des théâtres impériaux, le Mariinsky de Saint-Pétersbourg et le Bolchoï de Moscou, mais aussi à engager des amateurs. Les danseurs doivent néanmoins parfaitement maîtriser l’art du ballet et de la pantomime, enseigné par le grand professeur italien Enrico Cecchetti, et répondre aux exigences chorégraphiques de Fokine et, bientôt, de Nijinski et de Massine11. Le premier s’imprègne du folklore russe tandis que Nijinski, tourné vers l’Antiquité, renverse les canons de la danse d’école, offrant pour la première fois un véritable rôle aux danseurs, autre que celui de porteur ou de figurant. Massine puise enfin son inspiration dans l’étude des danses populaires, le cirque, le jazz et le cinéma. Âgée de vingt ans, Olga Khokhlova est avec Ludmila Gouliouk, autre élève et nièce de Sokolova, une des ballerines les plus jeunes et les moins expérimentées. Recrutées avec quatre danseuses professionnelles du Mariinsky pour rejoindre la compagnie à Monte-Carlo en mars 1911, les deux jeunes femmes doivent rapidement mémoriser leurs premières chorégraphies12. Tamar Karsavina se souvient qu’Olga « avait débuté comme amateur assez bien doué, mais sous la direction du maître [Cecchetti], elle avait révélé de véritables qualités »13.

 

3 Consulter par exemple Douglas Cooper, Picasso Theatre, Londres, Widenfeld and Nicolson, 1968 ; Picasso and the Theater, cat. exp (Olivier Berggruen éd.), Francfort, Schirn Kunsthalle, 2007.

 

4 Lire le seul article spécifiquement consacré au sujet : Anne Baldassari, « Olga Koklova and Dance » dans Picasso. The Italian Journey. 1917-1924, cat. exp. (Jean Clair éd.), Venise, Palazzo Grassi, 1998, p. 96-99. Cette étude résulte de la consultation des archives d’Olga Ruiz-Picasso (FABA) et des programmes des Ballets Russes entre 1911 et 1917 ; cet examen n’étant pas aujourd’hui exhaustif, la chronologie est susceptible d’être révisée.

 

5  Aujourd’hui en Ukraine. La ville se situe à 150 km environ au nord-est de Kiev.

 

6 Émis à Petrograd le 23 novembre 1915, le passeport d’Olga Khokhlova présente la danseuse comme « La fille du colonel » (Archives FABA).

 

7 Nikolai exerce ses fonctions de soldat à Belgrade et Vladimir étudie la médecine à Iaroslavl. Le plus jeune fils, Evgueni, décède prématurément en octobre 1917. Nina suit les cours du conservatoire de musique de Tiflis. Une photographie prise dans l’appartement de la rue la Boétie (repr. dans Le Miroir noir. Picasso sources photographiques 1900-1928, cat. exp. (A. Baldassari éd.), Paris, Musée Picasso, 1997, p. 203-204) et un dessin de Picasso réalisé à Fontainebleau en 1921 (Z. IV, 298) représentent Olga jouant du piano. Notons enfin l’existence d’une tante prénommée Sacha, professeur de piano et ancienne élève d’Anton Rubinstein. Les informations concernant la famille Khokhlov proviennent de l’étude de la correspondance russe conservée par Olga Picasso (Archives FABA) et dont la traduction est actuellement effectuée par Olga Gribenchikova.

 

8 Bronislava Nijinska, Early Memoirs (trad. et éd. Irina Nijinska and Jean Rawlinson, avec une introduction d’Anna Kisselgoff), Durham, NC, et Londres, Duke University Press, 1992, p. 333.

 

9 Olga aurait été initiée à la danse par Matilda Konetskaya, grande sœur de Lubov, une de ses amies d’école ; danseuse du Mariinsky, Matilda intègre les Ballets Russes et fait auditionner Olga et Lubov. Natalya Semenova, « A tale of brief love and eternal hatred », art. cit. dans John Richardson, A Life of Picasso. Vol. III: The Triumphant Years, 1917-1932, avec la collaboration de Marilyn McCully, New York, Knopf, 2007, p. 5 ; 511 (n. 9). Nous ignorons laquelle des deux sœurs apparaît sous le nom de « Konietska » dans les programmes des Ballets Russes entre 1911 et 1914.

 

10 Citons par exemple les publications de Mir Isskustva (Le Monde de l’Art), l’exposition d’Art Russe du Salon d’Automne de 1906 et l’opéra Boris Godunov de Moussorgski que Diaghilev présente à Paris avec le chanteur Fédor Chaliapine en 1908.

 

11 Considérant les limites chronologiques de cette étude, nous n’évoquerons pas ici le caractère novateur des chorégraphies de Bronislava Nijinska ou de George Balanchine postérieures à 1917.

 

12 Il s’agit de Ludmila Schollar, Lubov et Nadejda Baranovitch et Bronislava Nijinska. Nijinska, Early Memoirs, op. cit., p. 332-333.

 

13 Tamar Karsavina, Ballets Russes. Les souvenirs de Tamar Karsavina, Paris, Plon, 1931, p. 267.

 

 

Olga Khokhlova dans le rôle d'une femme du Sultan, Shéhérazade, ca. 1916, reproduction d'après une plaque de verre originale, 11,5 x 7,5 cm, Archives Olga Ruiz-Picasso, Courtesy Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso. Photographe inconnu, tous droits réservés.