Prendre l'atelier pour le monde

Svetlana Alpers. Les Vexations de l'art. Velázquez et les autres. Gallimard.

Roger Caillois. Images du labyrinthe. Gallimard.

 

Dans Les Vexations de l'art, Sveltlana Alpers analyse la pratique du peintre dans son atelier, de Vermeer, Rembrandt, ou Velázquez à Manet et Picasso. «A compter du XVIIe siècle et jusqu'au coeur du XXe, en gros de Vermeer jusqu'à Matisse et Picasso, une succession de peintres européens ont pris l'atelier pour le monde, écrit-elle. Ou, pourrions-nous dire, l'atelier est le lieu où on fait l'expérience du monde, tel qu'il entre dans la peinture. C'est sans précédent. Le phénomène de l'atelier est loin d'être au premier rang dans l'art européen antérieur ou dans d'autres traditions picturales comme celles de l'Asie.»

L'atelier est le générateur d'une lumière maîtrisée dont la finalité est la peinture. Ce «caisson lumineux» produit un nouvel espace organisé selon ses ouvertures qui répartissent la clarté et l'obscurité; un cadre de travail et de vie, un instrument, le lieu d'expérience total de l'art de peindre dont la forme la plus dépouillée est la nature morte (genre qui permet à l'artiste de tout avoir sous son contrôle, du modèle à l'exécution finale), et dont la forme la plus raffinée est le portrait (genre qui permet la rencontre avec l'autre sans sortir de son cadre de travail). C'est l'endroit où les peintres rassemblent les images ou les objets qui sont utiles à leur art.
Peu d'artistes du XXe siècle correspondent mieux au propos de Svetlana Alpers que Pablo Picasso, avec les innombrables Peintre et son modèle ou la série des Ménines d'après Velázquez qui se termine par plusieurs toiles décrivant son propre atelier. Mais que fait réellement Picasso? C'est l'objet d'un texte de Roger Caillois publié en 1975, trois ans après la mort de Picasso, qui reparaît dans un recueil d'articles publiés entre 1933 et 1978. Une charge contre la vision grandiose et angélique que s'en faisait André Malraux. Avec ce titre suggestif: «Picasso, le liquidateur». Roger Caillois reconnaît l'énormité et l'efficacité de l'oeuvre de Picasso quoiqu'il la juge désastreuse. «Depuis que Picasso a rompu avec l'art de peindre, la peinture, sinon l'art, ne s'en est pas remise. Certes, la crise ne se réduit pas à Picasso seul, et il est certain que, d'autre part, elle ne concerne pas uniquement le domaine artistique», écrit Roger Caillois. Quelle est donc la menace dont Picasso, «le liquidateur d'une entreprise plusieurs fois séculaire», est le «symptôme»? La réponse se trouve chez Svetlana Alpers et non chez Roger Caillois. Picasso est un peintre d'atelier, dit-elle, peut-être le dernier d'entre eux. Rien ne dit que tout s'arrête là. L'art de peindre existait avant l'atelier, il continue après lui. Et Picasso est sans doute le premier à avoir esquissé ce qu'il allait devenir.


Svetlana Alpers. Les Vexations de l'art. Velázquez et les autres. The Vexation of Art. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat. Gallimard. 291 pages, 19, 50.


Roger Caillois. Images du labyrinthe. Gallimard. 182 pages, 13,90.


Le Peintre et son Modèle 1e état, 17 mars1964 (MNAM Paris)