La quatrième production pour laquelle Picasso allait fournir des décors à Diaghilev avait un caractère très différent des trois ballets précédents. Diaghilev, Stravinsky et Boris Kochno arrivèrent à Séville pour la Semaine Sainte, à la recherche d'un cuadro flamenco gitan, passant quelques jours dans des cabarets ou des bars à regarder des danseurs ou écouter des musiciens. Diaghilev retrouva une jeune danseuse nommée Pepita, qu'il reconnut instantanément comme la très belle jeune femme qu'il avait déjà vue, circulant en fiacre dans Séville. Il l'engagea sur la foi de sa seule beauté et la rebaptisa, pour les besoins de la scène, Maria Dalbaïcin. Ne trouvant pas une troupe d'artistes flamenco, Diaghilev, avec l'aide de Pepita et quelques amis, les choisit séparément puis les envoya auprès de sa Compagnie à Monte-Carlo pour préparer leurs numéros de chants et de danse et répéter, avant l'ouverture des saisons d'été de Paris et de Londres.
Après que Stravinsky eût assisté à Séville à quelques spectacles flamenco, il trouva la musique traditionnelle parfaite et refusa de la réarranger. Au même moment, Diaghilev se rendit compte qu'il ne pourrait jamais monter un ballet avec la troupe nouvellement engagée. Le danseur gitan espagnol suit ses instincts, n'a pas pour habitude d'apprendre un rôle, n'a ni le sens de la musique d'orchestre, ni ne fait les mêmes pas deux fois de la même manière. La seule solution était donc de présenter un spectacle flamenco traditionnel, avec des chansons et des danses andalouses, accompagnées seulement par des guitares, et de donner de l'éclat au spectacle en commandant un décor et des costumes spéciaux à un artiste espagnol.
[…] Diaghilev se souvint des décors rejetés pour Pulcinella que Picasso avait faits un an auparavant. Il savait aussi qu'associer Picasso à Cuadro flamenco ajouterait intérêt et prestige au spectacle, que le décor en question était bien approprié au genre. [Ce] fut effectivement une brillante réussite.
Picasso m'a dit qu'il ne se souvient de rien concernant les costumes et leurs couleurs. D'après les photographies existantes, ceux-ci suivaient les modèles traditionnels, comprenaient de longs châles pour les femmes, tous égayés par Picasso d'une ornementation audacieuse et sans doute par des couleurs éclatantes. Boris Kochno prétend avoir vu, à l'époque, des dessins destinés aux costumes, réalisés par Picasso, mais ils semblent avoir disparu[1]. Cyril Beaumont rapporte que « les hommes portaient des vêtements sobres, la chemise blanche typique, un gilet et un pantalon noir serré aux hanches et aux chevilles ; les robes des femmes étaient de couleurs claires. Une danseuse portait une robe blanche ornée de rangées de larges volants se terminant par une longue traîne ».
Le spectacle était une nouveauté et une surprise et ravit les publics de Paris et de Londres. Mais comme il ne constituait pas un ballet, il ne put être joué ailleurs et les artistes ne pouvant être employés d'aucune autre manière, Cuadro flamenco disparut du répertoire de Diaghilev à la fin de la saison.
[…] Cuadro flamenco devait rester un interlude dans l'œuvre de Picasso sans aucune suite picturale. Il y a cependant un souvenir personnel qui peut être rattaché à cette saison des Ballets Russes de Diaghilev, c'est un portrait que Picasso fit de Boris Kochno avec lequel il était devenu très ami. […]
Extrait de Picasso et le Théâtre, Douglas Cooper, Éditions du Cercle d’Art, 1967, p. 48 à 51.
[1] Les dessins pour les costumes dessinés par Picasso sont restés dans son atelier et appartiennent toujours à ses héritiers.