Clovis Sagot (?-1913) «Le grand événement de la vie de M. Clovis Sagot était sa rencontre avec Picasso.» Lorsque Apollinaire écrit cette phrase dans sa nécrologie publiée le 13 février 1913 dans L'Intransigeant, il dit tout. Selon la légende, Sagot aurait d'abord été clown au cirque de Medrano, puis, dans une seconde vie, aurait rejoint son frère, le grand marchand d'estampes, Edmond Sagot. Vers 1903, il ouvre sa propre boutique, au 46 rue Laffitte, à deux pas de la galerie d'Ambroise Vollard, dans une ancienne pharmacie, et en profite pour offrir aux artistes les produits médicinaux restés en stock.
Les témoignages sur le marchand sont tout aussi variés que railleurs, voire acerbes: surnommé «Sagot le Frère» pour le différencier de son aîné, mais aussi «Le Sagouin» pour sa cupidité. Ainsi Fernande Olivier, alors compagne de Picasso, le mentionne comme «un vieux renard sans scrupules et sans grande pitié» et Picasso lui-même dans ses conversations avec Brassaï, dit de lui: «Marchand de tableaux, c'est trop dire...Clovis Sagot était plutôt un brocanteur qui vendait aussi des toiles. ... C'était un homme très, très dur, Clovis Sagot, presque un usurier.»
Le lien entre les deux hommes est purement pécuniaire. L'artiste lui cède des oeuvres lorsqu'il est acculé, le marchand joue de la situation pour négocier au plus serré. Ainsi l'anecdote racontée par Fernande: arrivant avec une grande brassée de fleurs de son jardin «C'est, disait-il à Picasso, pour que vous en fassiez une étude dont vous pourriez bien me faire cadeau.»
Si aucune exposition officielle de Picasso n'est recensée dans la boutique de Sagot, de nombreuses oeuvres - peintures et dessins - transitent par la galerie. Des factures entre Clovis et son frère montrent que les deux galeries collaboraient également sur le commerce de ses lithographies. Kahnweiler raconte qu'avant de rencontrer l'artiste, il avait vu «beaucoup de dessins de lui à la devanture d'un marchand de tableaux d'alors, Clovis Sagot, rue Laffitte.»
Les plus importants collectionneurs de l'époque sont là: Leo Stein y achète son premier Picasso, la gouache Famille d'acrobates au singe (Daix XII.7/ Z. I, 299), puis revient avec sa soeur Gertrude et la convainc d'acheter La Fillette au panier de fleur (Daix XIII.8/ Z. I, 256). S'en suit une célèbre histoire: pour conclure cette vente, Sagot aurait proposé de lui «guillotiner» les jambes qui ne plaisaient guère à Gertrude. Dans la correspondance de Picasso, on apprend également que le collectionneur russe Stschukine y aurait acheté la Femme à l'éventail (D 263/ Z. II*, 137). Quant au banquier André Level, entendant que les meilleurs Picasso étaient chez Sagot, il demande au marchand de le conseiller dans l'achat d'oeuvres du peintre espagnol pour la collection de son association La Peau de l'Ours.
La relation entre le peintre et le galeriste s'achève en apothéose avec le Portrait de Clovis Sagot (D.R. 270/ Z.II, 129) en 1909. La peinture, une des premières versions du cubisme cézannien, s'inspire de deux clichés photographiques du marchand, pris dans l'atelier de Picasso. C'est aussi la première d'une série de portraits de marchands "potentiels" pour l'artiste, réalisés entre 1909 et 1911. Aux côtés de Clovis Sagot: Ambroise Vollard, Wilhelm Uhde et Daniel-Henry Kahnweiler. Picasso avait quitté la galerie de Berthe Weill en 1903 pour - selon les termes de cette dernière - trouver Sagot. En 1909, il s'en éloigne à son tour, afin de travailler avec ces autres marchands, plus reconnus et aux stratégies commerciales plus sûres. Lors de l'importante exposition «Manet and the Post-Impressionists» aux Grafton Galleries de Londres en novembre 1910 - janvier 1911, c'est néanmoins Sagot qui y envoie le plus grand nombre d'oeuvres de Picasso.
(V.Tasseau)
Portrait de Clovis Sagot, 1909 Hamburger Kunsthalle (C) BPK, Berlin, Dist RMN / Elke Walford
Bibliographie :
-Brassai, Conversations avec Picasso, Gallimard, Paris, 1964.
-Daix, Pierre, Picasso 1900-1906, Catalogue raisonné de l'oeuvre peint, Ides et Calendes, Paris, 1966.
-Kahnweiler, Daniel-Henry, Mes Galeries et mes peintres, Gallimard, Paris, 1961.
-Madeline, Laurence, Gertrude Stein - Pablo Picasso, Correspondance, Gallimard, Paris, 2005.
-Olivier, Fernande, Picasso et ses amis, Stock, Paris, 1933.
-Four Americans in Paris, cat. exp. The Museum of Modern Art, New York, 1970.