Tout au long d’un demi-siècle de relations amicales, Picasso a comblé les Leiris d’attentions : en 1932, Michel Leiris, à l’occasion de sa participation à la mission Griaule qui décidera de son métier d’ethnologue, reçoit, en vue de son séjour en Éthiopie, une peinture de petite taille exécutée sur le couvercle d’une boîte en carton, pour qu’il puisse prendre connaissance des dernières productions de l’artiste.
C’est avec Picasso que Leiris débute son activité de critique d’art [1]. Il se pose déjà en admirateur, reconnaissant toutefois la difficulté du commentaire et soulignant, à l’aube d’une longue suite d’écrits, qu’il est « absurde en général d’écrire sur la peinture. » Documents, véritable regroupement de la dissidence surréaliste n’eut qu’une existence éphémère entre avril 1929 et janvier 1931. La revue était animée par Georges Bataille et Carl Einstein. Dès le numéro 3, daté de 1930, Leiris y publie un poème d’hommage. Il dédie également à Picasso son premier texte tauromachique « Abanico para los toros » [2]. De fait, Leiris ressent à partir des années 1930 une immense admiration pour le peintre : « Tu dois savoir qu’il y a eu une admirable exposition de Picasso. Vraiment l’art ça existe. Je pense qu’on en a trop médit (moi le premier) » écrit-il à son ami Jacques Baron en juillet 1932, après avoir vu l’exposition à la galerie Georges Petit. [3]
Il convient de relativiser ce qu’on a parfois présenté comme une « amitié tauromachique », un compagnonnage d’afición. C’est bien avec Pablo Picasso que Leiris vit sa première – en août 1926 à Fréjus – et sa dernière corrida. Mais on continue de s’interroger sur la place que la tauromachie a réellement occupé dans sa vie : métaphore de l’écriture (à partir de sa préface à la réédition de L’Âge d’Homme intitulée « De la littérature considérée comme une tauromachie » 1946), modèle de vie héroïque ? Depuis1926, Leiris assiste à des corridas. D’après Annie Maïllis [4], il en verra une quarantaine jusqu’en 1965. Mais ce n’est qu’en 1935 qu’il éprouve une véritable révélation : « Je n’ai jamais trouvé, dans aucune œuvre artistique et littéraire, l’équivalent de ce que j’ai ressenti à Valence en voyant toréer Rafaelillo, très peu de temps avant qu’il reçoive l’alternative », écrit-il à Castel, érudit nîmois et qui fut son mentor [5] . Leiris utilisa à maintes reprises la métaphore tauromachique pour rendre compte du travail de ses amis peintres : pour André Masson, à qui il consacre un essai en 1940, intitulé Le peintre-matador, pour Pablo Picasso et, plus tard, pour Francis Bacon. Il commente ainsi une série de Picasso, datée de 1953-1954 : « Une faena à base de naturelles – et de vraies “naturelles”, celles qui s’exécutent avec la muleta tenue de la main gauche » (passe la plus dangereuse parce que l’homme tout entier s’y expose à découvert) – tel apparaît, décrit en langage tauromachique, cet ensemble de scènes tracées par Picasso [6] .
Fig 12 : Robert Picault : Picasso et Leiris chez Castel
Fig 13 : Edward Quin, Corrida à Arles en 1960
[1] « Toiles récentes de Picasso », Documents, 2e année, n°2, 1930, p. 57. Le texte fut réédité à l’occasion de l’exposition de la dation Picasso en 1979
[2] Mesures, 15 octobre 1938, n°4, p.39-62
[3] Correspondance Leiris/Baron, Éditions Joseph K, 2013, p. 134
[4] Spécialiste de la question, auteure notamment de Leiris, l’écrivain matador
[5] Michel Leiris et André Castel, Correspondance 1938-1958, Éditions Claire Paulhan, 2002
[6] « Picasso et la comédie humaine ou les avatars de Gros Pied », Verve, n° 29-30, 1954, in Écrits sur l’art