La famille est un sujet qui jalonne toute l'oeuvre de Picasso et si, à première vue, il s'agit d'un des thèmes les plus personnels de l'artiste, elle s'inscrit plus que tout autre dans le questionnement perpétuel sur la peinture. Chaque grande période de l'artiste connaît une composition majeure sur ce thème: La Famille Soler, en 1903 [Musée de Liège]; Les Bateleurs, de 1905 [National Gallery of Art, Washington]; La Famille heureuse de 1917 (Musée Picasso, Paris), ou encore La Famille de 1935 (Collection particulière).
La famille est en effet un thème qui reste cher à Picasso et s'il est le prétexte à la Peinture, il reste intrinsèque à la vie personnelle de l'artiste, lui qui se voit volontiers en chef de tribu, véritable pater familias. Elle devient le sujet favori de la période d'après-guerre ; alors qu'il vit avec Françoise Gilot dans un environnement historique et personnel apaisé, il réalise de nombreux 'portraits de famille': sa compagne avec leurs enfants Claude et Paloma dans des scènes de vie quotidienne, jouant ou lisant.
La Famille présentée ici a été peinte dans un tout autre contexte mais correspond également à un moment charnière de la vie du peintre qui voit aboutir une nouvelle période d'intense création. Françoise Gilot, la mère de ses deux enfants, a quitté l'artiste en novembre 1953. Picasso traverse alors une période difficile, à 72 ans, il se retrouve seul, abandonné et voit l'année suivante avec la disparition de son ami et rival Henri Matisse, la fin d'une émulation artistique de plus d'un demi-siècle. C'est alors qu'il rencontre Jacqueline Roque, qui aide Georges et Suzanne Ramié à tenir la galerie Madoura à Cannes. Séduit par sa ressemblance avec le personnage de droite des Femmes d'Alger de Delacroix, Jacqueline entre rapidement dans la vie et l'oeuvre du peintre.
Picasso acquiert en avril 1955 la grandiose villa 'La Californie' près de Cannes où il s'installe avec Jacqueline l'été suivant. La villa aux allures orientales devient le théâtre de sa nouvelle vie et de sa nouvelle famille. Les 20 pièces qui la composent se transforment rapidement en un gigantesque atelier. Si Jacqueline veille à garantir la tranquillité du maitre en tenant à l'écart les visiteurs non désirés, les premières années de la Californie témoignent de la reconstruction de cette famille recomposée. Le couple y vit avec Cathy, la fille de Jacqueline, alors que Claude et Paloma les rejoignent pour l'été. Paul le fils ainé de Picasso et d'Olga qui travaille parfois comme chauffeur pour son père n'est jamais loin.
Evoluant dans un tel environnement, Picasso va connaître une nouvelle période de création particulièrement prolifique. Entre mars et avril 1956, l'artiste consacre une importante série sur Jacqueline dans un rocking-chair dans l'atelier de La Californie qui laisse apparaître les palmiers derrière les portes-fenêtres. Il expérimente également de nouvelles techniques autour de la céramique et de la gravure mais continue de peindre plusieurs peintures par jour. La Famille, 1956, fait en effet partie d'une série de six peintures toutes réalisées le 20 août 1956 et représentant des scènes en extérieurs, des personnages stylisés jouant et dansant dans un jardin: La Maison dans les palmiers (I), Devant le Cabanon (II), La Danse (III et IV), La Famille (V) et Les Loisirs (VI) (Zervos, XVII, 151 à 156). L'arrière-plan de ces scènes n'est pas sans rappeler le luxuriant jardin de la villa alors que les teintes ocres, terre et brun noir évoquent l'atmosphère espagnole. Si cinq compositions de cette série montrent un homme assis jouant de la flûte face à des petits personnages dansant, La Famille est l'oeuvre la plus aboutie de la série, la plus 'travaillée'; l'artiste a en effet gratté certaines parties de matière, laissant volontairement des lignes plus blanches pour souligner les contours de certaines formes ou apporter des détails sur les arbres. C'est aussi la plus personnelle puisque les personnages pourraient être identifiés ici comme Picasso, Jacqueline, Claude, Paloma et Cathy, sorte de mythologie personnelle de l'artiste qui s'inscrit dans cette série s'apparentant à des scènes de bacchanales avec ces farandoles de personnages qui dansent. La Famille témoigne du renouvellement de style de l'artiste pouvant paraître à première vue plus enfantin, mais si ce langage pictural est plus joyeux il n'en est pas pour autant naïf.
Durant l'été 1956, Picasso reprend en effet des thèmes mythologiques chers à son oeuvre et va représenter, plus particulièrement dans ses céramiques, toute une série de centaures et de faunes. Les sujets mythologiques vont de pair avec une simplification stylistique dans l'oeuvre de Picasso qui cherche de nouvelles voies à partir des années 50 face à l'apogée de l'abstraction et la consécration de la peinture américaine. La série d'oeuvres réalisée le 20 août 1956, et plus particulièrement La Famille, s'inscrivent dans cette simplification, cette libéralisation des codes de la peintures; les aplats de couleur unie au sol rythmés par les lignes noires correspondantes aux arbres et aux personnages stylisés abolissent les effets de profondeurs pour offrir une oeuvre en deux dimensions. Cet effet recherché par l'artiste est encore accentué par la végétation à profusion traitée de manière décorative.
A près de 75 ans, Picasso ne retombe pas en enfance comme pourront alors le dire certains de ses détracteurs mais repousse une fois de plus les limites de la création pour atteindre la pureté des formes. Comme le rappelle John Richardson: «La technique est importante, disait Picasso, "à condition d'en avoir tellement qu'elle cesse complètement d'exister". Il n'y a rien de désinvolte dans son style apparemment désinvolte. Il s'agissait en fait de préserver la spontanéité du premier élan d'inspiration, d'être aussi libre, aussi disponible et aussi expressif que possible»
Bibliography: Christian Zervos, Pablo Picasso: Oeuvres de 1956 à 1957, vol.17, Paris, 1966, no.152
En vente chez Sothebys Paris le 5 décembre 2012 (estimation 2,8 /3,5 millions ).