Petit-fils de Gustave Eiffel, Georges Salles (1889-1966), conservateur spécialisé en arts asiatiques et enseignant à l'École du Louvre, publie en 1939 un livre de réflexion sur l'esprit de la collection, du musée et des fouilles archéologiques, intitulé Le Regard (réédité aux éditions de la RMN en 1992). Il y développe avec finesse une vision humaniste du musée: «Un musée, réellement "éducatif", aura pour premier but d'affiner nos perceptions, ce qui sans doute n'est pas malaisé chez un peuple qui, si on l'y engage, saura apprécier ses poteries ou ses tableaux aussi bien que ses vins.» Ce texte est alors remarqué par des lecteurs comme Walter Benjamin qui saluera le «charme de ces pages» en définissant ainsi ce livre: «Une sensibilité intransigeante, aux réactions sans appel a donc, chez Salles, sa contrepartie dans un jugement qui, négligeant l'érudition facile, s'engage dans les chemins détournés de la pénétration théorique.»
Directeur du musée Guimet et résistant, il devient le directeur des Musées de France, poste nouvellement créé, en août 1945. Il devait occuper ce poste pendant treize ans, jusqu'à sa retraite en 1957. Personnalité reconnue au niveau international, il s'investit largement dans l'ICOM (Conseil international des Musées), qu'il présidera de 1953 à 1959. Il y fut secondé par Georges-Henri Rivière, son ami de jeunesse, qu'il avait fait nommé directeur dès 1951. Très proche d'André Malraux, avec lequel il se livre à des expériences singulières: on lit avec étonnement dans La Corde et les Souris (Le miroir des Limbes II) de Malraux le récit d'une visite à une voyante et leur fascination commune pour Alexandre Le Grand.
Dès novembre 1945, Georges Salles attirait l'attention du Conseil artistique des musées nationaux sur la pauvreté des collections publiques: «Il faudrait ne pas recommencer l'erreur faite à la génération précédente pour les peintres impressionnistes, et avant qu'il ne soit trop tard, s'entendre avec des artistes tels que Matisse, Bonnard, Braque, Picasso, Rouault, pour effectuer avec leur aide un choix d'oeuvres particulièrement représentatives des différentes phases de leur carrière.» Il obtient le déblocage d'un crédit exceptionnel et, avec Jean Cassou, prend les contacts, en vue de l'ouverture du Musée national d'art moderne. Déjà familier de Picasso, qu'il a rencontré à l'occasion de l'acceptation par l'artiste d'offrir au musée d'Antibes les oeuvres réalisées en 1946, Georges Salles finit par convaincre Pablo Picasso, avec l'aide active de Françoise Gilot, de donner d'abord deux grands formats puis dix autres oeuvres aux musées nationaux. On y trouve L'Atelier de la modiste (1926), Figure (vers 1927), La Muse (1935), Nature morte au citron et aux oranges (1936), Portrait de femme (1938), L'Aubade (1942), Le Rocking Chair (1943), Nature morte aux cerises (1943), Femme en bleu (1944), la Casserole émaillée (1945). Plus tard, par l'intermédiaire de donations de collectionneurs, d'autres oeuvres entreront dans les collections nationales: Portrait de Nusch, (1941, entré au musée en1947), offert par Éluard, Nature morte à la tête antique (1925, entré au musée en1946) Le Guitariste (1910, entré au musée en 1952), le Violon (1914, entré au musée en 1952), La Cheminée (1920, entré au musée en 1952).
C'est lors de la séance du Conseil artistique des Musées nationaux que Georges Salles propose à Picasso - de façon fort peu conventionnelle - de faire dialoguer ses oeuvres, un mardi, jour de fermeture, dans les salles du Musée du Louvre, avec celles de Delacroix et de Zurbaran. «Vous serez, dit-il, le premier peintre vivant à voir vos toiles au Louvre.» Dans son ouvrage Au Louvre, scènes de la vie du musée (1950), Georges Salles raconte l'anecdote: « [Les oeuvres] installées dans une des plus grandes salles - la salle des Sept Cheminées, alors vide - elles en supportaient victorieusement les vingt mètres de hauteur de plafond. Comme Picasso était venu, à ma demande, juger de l'effet, je lui proposai de pousser l'expérience et de les confronter aux oeuvres des autres maîtres espagnols, Zurbarán, Greco, Murillo, Ribera... accrochés alors dans la galerie Mollien. Empoignant les tableaux, nous fîmes le déménagement. Toute la série s'aligna contre la paroi chargée de noms illustres. Après un premier coup d'oeil, Picasso s'écria: "Voyez, c'est la même chose!" et il avait raison.»
À la fin des années 1950, c'est encore à Picasso qu'il fait appel en lui faisant commander le «Mur de l'UNESCO», réalisé en 1958, au moment de la construction du bâtiment par les architectes Marcel Breuer, Pier Luigi Nervi et Bernard Zehrfuss. Portrait de Georges Salles, 1953 (MNAM Paris)