«Les 347» ou le bonheur de la gravure.

Entre le 16 mars et le 5 octobre 1968, Picasso réalise une série de gravures présentée au mois de décembre de la même année à la galerie Louise Leiris à Paris. Le titre de l'exposition, «Trois cent quarante-sept gravures» donnera son nom au corpus que l'on nomme aussi, plus simplement, «les 347». La série a été tirée à cinquante exemplaires et soixante-six gravures ont fait l'objet en 1971 d'une édition de livre d'artiste, réalisée par l'atelier Crommelynck.

La villa Notre Dame de Vie, à Mougins, où réside alors le peintre, est plongée dans un calme inhabituel: le printemps de l'année 1968 voit la France sens dessus dessous, en grève générale, en plein chambardement. Isolé, peu visité car le moindre déplacement demande des prouesses d'imagination pour arriver à destination, Picasso, alors âgé de 87 ans, se concentre sur un nouveau projet avec un rythme de travail soutenu. Il entreprend la production d'un ensemble de gravures, sorte de journal de bord, journal de vie, pourrait-on dire, dans lequel tous les thèmes qui lui sont chers sont présents: le cirque, la femme, le peintre et son modèle, l'entremetteuse, l'Espagne, ses références artistiques comme Rembrandt, Greco, Velázquez, Goya, Ingres ou Manet et, enfin et surtout, l'érotisme. Une foule de saltimbanques, soldats, putains ou nobles s'entremêlent et se croisent au bordel, au cirque, au bal, dans l'atelier, dans un monde ou l'érotisme est partout présent. De cette érotisation poussée au paroxysme, Florian Rodari, dans le catalogue de l'exposition des gravures de la collection Jean Planque en 2001 (à Vevey), donne une explication intellectuelle et artistique: Picasso rédige «en termes puissants et libres le testament de toute une existence consacrée aux formes du désir.»

Plus de mille cinq cents figures se rencontrent, se guettent, se regardent, s'enlacent. Des jeunes, des vieux, des enfants, des femmes, des nobles ou des manants, des chevaux, des oiseaux, participent à cette belle histoire racontée à la manière d'une pièce de théâtre. Plus que le sexe que l'on a voulu y voir, c'est surtout l'observation du monde et le regard sur celui-ci que le peintre a voulu montrer. Le genre humain y est représenté avec ses travers, ses petits bonheurs et ses désirs. On décèle tout à la fois l'ironie, l'humour, la candeur, la naïveté, l'attente, l'espoir, l'envie, la bêtise, la cupidité, la passion, la veulerie. Derrière ces métamorphoses issues de la libido se cache la diversité des questions que l'inépuisable habileté du peintre transforme en sujets oniriques. Picasso interroge les mystères et la profondeur de l'existence et le sens de la vie. Il préfère la technique de l'eau-forte pour réaliser cette gigantesque fresque humaine et fait preuve d'une aisance inouïe dans la pratique de cette technique: sa main ne tremble jamais, le rythme des corps épouse la sensualité des modèles aux expressions multiples. De belles courbes suggèrent plénitude, sérénité et abondance. Il varie avec dextérité ses manières de graver, obtenant toute une gamme de nuances, de transparence, de dégradés d'une grande finesse. Rien n'est laissé au hasard, tout est réfléchi, posé, jeté avec précision. Picasso utilise des outils à contre-emploi, excelle en prouesses techniques, s'amuse à mélanger aquatinte, vernis, eau-forte. Il transforme ses sujets à l'aide de grattage ou d'ajouts, modifie l'échelle des valeurs, fait disparaître certaines zones, à l'essence ou au chiffon. Il modèle délicatement ses sujets, multiplie les combinaisons. Cette série magistrale montre une maîtrise parfaite du support par l'artiste qui en a exploré, visiblement avec bonheur, toutes les potentialités. La suite des «347» appartient à la Fondation Jean et Suzanne Planque dont les collections d'estampes sont déposées au Cabinet cantonal des estampes - Musée Jenisch à Vevey, en Suisse, depuis 2000. Elle sera consultable par le public sur rendez-vous dès la réouverture du musée le 23 juin prochain.


Picasso, son oeuvre et son public. 16 mars 1968 Etat VII n° 1/347