L'art classique pour exprimer la guerre

Réalisé seulement deux jours après le dessin de Maya, Femme assise en robe grise témoigne de ce contexte et marque l’extrême vitalité créatrice de l’artiste. L’huile peinte dans un camaïeu de gris et beige d’une force expressive sans précédent est aux antipodes de la douceur qui se dégage du portrait de l’enfant. Ici, la figure est difficilement identifiable, la femme semblant davantage correspondre à une fusion de modèles. Comme le rappelle Sidney Janis, Picasso ne travaille pas directement d’après un modèle mais ses portraits sont réalisés sur des impressions et des souvenirs. Bien sûr, elle évoque Dora Maar, telle l’icône de ces années de guerre. Daniel-Henry Kahnweiler dira d’ailleurs dans ses entretiens avec Francis Crémieux : « Chez Picasso, on a senti la guerre. Non pas qu’il ait fait comme le croient les gens des monstres. Il a toujours peint les femmes qu’il aimait. Au début de la guerre, pendant toute la guerre, c’était Dora Maar. Toutes les femmes qu’il a peintes à ce moment là ressemblent à Dora Maar » (in Mes Galeries et mes peintres, Gallimard, 1961). Cependant, cette femme assise pourrait également rappeler Inès Sassier, jeune femme d’origine italienne que Picasso avait rencontré en 1937 et embauché comme femme de chambre. Apres son mariage en 1942, elle s’installe avec son mari dans un appartement sous l’atelier du peintre au Grands Augustins. Picasso éprouve une totale confiance et une grande affection pour Inès qui restera à son service jusqu’en 1970 et dont il fera régulièrement le portrait. Les cheveux ondulés de la femme en robe grise suggèrent également Françoise Gilot qui, bien que loin de Paris, continue à intriguer l’artiste. Dans sa thèse, Picasso and His Art During The German Occupation 1939-1944 (Stanford University Phd, 1985, p. 304), Mary Margaret Goggin, va jusqu'à voir dans cette femme en robe grise une synthèse entre Françoise Gilot et Pablo Picasso lui-même, décrivant le coté gauche du visage, dans l’ombre et sans cheveux, plus masculin, comme la présence en filigrane de l’artiste alors que le coté droit serait celui de sa toute nouvelle muse. Ce visage de femme réalisé avec deux profils distincts reste sujet à discussion : l’ombre et la lumière, l’artiste et sa muse, ou Dora Maar déjà effacée prête à laisser sa place à Françoise ? 

 

L’enjeu ne se situe cependant pas dans l’identification du modèle mais davantage dans les moyens picturaux mis en œuvre par Picasso pour exprimer sa révolte. L’artiste qui resta discret pendant toute la période de l’Occupation, devait, sur le front de l’art, répondre à une violente charge de Vlaminck. En juin 1942, ce dernier, aigri de ne pas connaître le même succès que son rival, voulant régler de vieux comptes face au chef de file de l’art moderne, avait utilisé l’hebdomadaire culturel Cœmedia, pour publier une violente tribune attaquant l’Espagnol. A travers une série d’insultes gratuites et primaires, il déclarait Picasso « coupable d’avoir entrainé la peinture française dans la plus mortelle impasse,  dans une indescriptible confusion », de l’avoir conduite « de 1900 à 1930, à la négation, à l’impuissance, à la mort ».  Cette histoire fit grand bruit dans le monde de l’art qui fustigea à l’unanimité l’attitude de Vlaminck. Dans le contexte politique délicat, Picasso, lui, préféra garder le silence et continua le combat par son art. C’est à cette époque qu’il réalise en effet la monumentale composition L’Aubade [1942, Musée National d’Art Moderne, Paris] dans laquelle une femme assise joue la sérénade pour une odalisque allongée sur un lit. Picasso reprend ici le thème classique de la sérénade et s’inspire plus particulièrement de Venus écoutant de la musique du Titien [1548] qu’il a vu lors de ses visites au Musée du Prado. L’artiste transpose cependant le thème classique au contexte de la guerre, de ses horreurs et de ses privations, renversant le salon de musique en un univers carcéral. Les formes anguleuses de la composition et les tonalités sombres de l’arrière-plan expriment une forte oppression. Les œuvres réalisées pendant la période guerre, toutes construites par des lignes qui scandent les compostions, aussi bien dans les natures mortes que dans les bustes de femme, associées à des couleurs sombres et froides marquent l’enfermement subi par l’artiste. 

 

Pablo Picasso, 1942, Z. XII, 69, Centre Pompidou - MNAM, Paris
Le Titien, 1548, Museo del Prado, Madrid