Le processus pictural pendant la période bleue

Le mélange de technique est une constante dans le processus créatif de Picasso, qui, loin de suivre la voie académique dans ces processus artistiques, mélangea et expérimenta avec une attitude de transgression permanente. Franchissant la frontière de ce qui est perceptible à l’œil nu, l’étude des couches internes de certaines de ses productions a révélé des clés et des preuves qui montrent sa façon de travailler.

Dans Les toits de Barcelone, surprennent les traits de couleurs vives qui émergent de la couche sous-jacente. La confirmation analytique présentée dans cette exposition nous oblige à faire de nouvelles lectures de cette période barcelonaise et des mois précédents à Paris. Des vestiges chromatiques similaires apparaissent aussi dans certaines zones de La Vie, où ils sont visibles, sans avoir recours à des dispositifs d’amplification de la vision, dans la zone correspondant au tableau inférieur qui cache l’homme ailé.

Dans Les toits de Barcelone, se remarquent les traces de la spatule utilisée pour retirer la couleur fraîche, processus peu habituel chez un artiste qui ne montra jamais la moindre difficulté pour tirer parti du fonds coloré de ses compositions antérieures comme base pour les suivantes. Ces mêmes traces, qui ont été trouvées aussi dans La Vie[1] et dans d’autres œuvres contemporaines analysées[2], semblent montrer l’urgence de continuer le travail ou le manque de toiles propres et sèches où pouvoir peindre. Ce qui est certain, c’est que Picasso maîtrise l’utilisation des matériaux. Il connaît leurs possibilités et il visualise le résultat avant l’exécution de l’œuvre, en appliquant les couleurs en voiles[3] ou alla prima, en travaillant en clair-obscur ou vice-versa.

Cette capacité allait atteindre sa pleine maturité dans les travaux de linogravure à la planche perdue que Picasso réalisa dans les années 1950, mais elle a son origine juste à ce moment, à ses débuts comme graveur, lorsque l’erreur ne pouvait pas être considérée comme une possibilité. Ce qui est certain est que des eaux-fortes telles que Le repas frugal (ill. 12)[4], réalisé lorsque l’artiste s’était déjà établi à Paris, en 1904, est non seulement le résultat de sa virtuosité et de sa maîtrise technique, mais aussi la réponse à un processus de réflexion élaboré et à une analyse rigoureuse de la réalité.

La période bleue est un moment d’introspection et de dialogue créatif pour Picasso. Antithèse de ses deux premiers voyages à Paris, caractérisés par la spontanéité, l’immédiateté, la vitesse d’exécution et le manque de finitions, la production de cette époque généra une vaste documentation préalable, ou peut-être parallèle, au processus créatif, comparable avec celle créée par la suite dans d’autres de ses moments phares. Nous faisons référence à des œuvres qui furent aussi le résultat d’un processus de genèse laborieux et médité, comme le Portrait de Gertrude Stein (1905-1906)[5] ou Les Demoiselles d’Avignon (1907), et qu’aujourd’hui comme spectateurs nous percevons néanmoins avec une simplicité stupéfiante.

En marge des circonstances connues du manque de moyens ou d’atelier propre à Paris, la profusion de dessins sur La Vie montre un long processus qui souligne l’envergure du moment créatif. Même si la réutilisation de supports préalablement travaillés fut une pratique récurrente dans sa jeunesse, survit ici une séquence que nous ne pouvons pas négliger : c’est un acte de travail persévérant qui, selon nous, dépasse la simple théorie de l’économie de ressources matérielles.

À côté de ces études sur papier, Picasso produisit une vaste collection de toiles inachevées, ou non[6], habitées par divers personnages. Nous savons aujourd’hui, après analyse, qu’ils furent peints à l’origine avec des couleurs vives et contrastées et tracées avec du bleu intense.  Des individus mystérieux comme l’homme ailé, d’autres marginaux et dépossédés et d’autres aussi réels que l’artiste lui-même, projeté comme protagoniste masculin de La Vie dans ses étapes initiales.

Il modifia les scènes par la suite, en éliminant ou en ajoutant des figures dans une monochromie bleue qu’il compléta avec des touches ponctuelles de rouge ou blanc violent, comme dans la Maternité au bord de la mer (Musée d’art Pola à Hakone)[7]. Ces personnages disparaîtront de son imaginaire et son univers pictural s’éteindra peu à peu jusqu’à l’émergence de la figure du défunt Casagemas.

Beaucoup de peintures de la période bleue reproduisent des scènes d’intérieur, mais pas dans le style bourgeois de Vuillard ou Bonnard. Il s’agit de paysages nus et dénués de tout artifice, dotés cependant d’un dessin puissant, car quand une forme a un tel trait, elle n’a pas besoin du renfort de la couleur[8]. Néanmoins, dans une lettre envoyée à Max Jacob[9], Picasso se plaint du fait que ses amis catalans reconnaissent l’âme de son œuvre mais n’apprécient pas sa forme. 

À la différence des œuvres d’adolescence dans lesquelles Picasso utilisait les bases de couleur de ses compositions antérieures, l’artiste tire maintenant aussi parti des formes qui lui suggèrent de nouveaux motifs. Avec chaque nouvelle application de couleur, Picasso élimine seulement partiellement l’antérieure et tire parti des couleurs, textures et silhouettes de le couche ou des couches sous-jacentes, et donc beaucoup de ses œuvres, comme Les toits de Barcelone ou La Vie, seraient très différentes si elles étaient parties d’une toile totalement blanche. Le résultat de son travail est une production d’une grande richesse plastique, conçue comme une somme et non comme la conséquence d’une destruction.

L’artiste lui-même s’érige en double protagoniste de l’évolution de sa palette, se représentant à l’encre sur un fond en trichromie de couleurs primaires (bleu, rouge et jaune), exemple maximal de la palette moderne. Son Autoportrait de 1900 (ill. 13) est une allégorie de la modernité et de la connaissance de la physique de la couleur et de ses mélanges appliqués aux arts graphiques. Paradoxalement, un an plus tard, le changement de registre de l’Autoportrait de 1901 (ill. 14), élaboré par une séquence de divers bleus, synthétise le paradigme du monochromatisme.

 

[1] Voir le détail de l’abdomen féminin dans la plaque radiographique, p. 36

[2] Lucy Belloli, op. cit. p. 60

[3] Il applique aussi sa maîtrise connue de l’aquarelle aux procédés gras.

[4] Eau-forte sur zinc provenant d’une planche précédemment utilisée par Joan González, dans laquelle sont visibles les traces de la première composition.

[5] Sous la version finale du Portrait de Gertrude Stein ont été trouvées quatre positions différentes du même portrait.

[6] La couche sous-jacente du Verre bleu est signée et par la suite cachée par la suivante

[7] Une étude radiographique révéla deux compositions sous-jacentes.

[8] Selon Daix, Picasso souhaitait atteindre la fusion entre la forme et l’idée. Pierre Daix, La Vie de peintre de Pablo Picasso. Paris, Seuil, 1977. pp 51-59.

[9] Voir la lettre à Max Jacob de juillet 1902, envoyée depuis le domicile familial de la rue de la Merced à Barcelone (collection particulière).

Pablo Picasso, le Repas frugal, 1904.
Pablo Picasso, Autoportrait, 1900.
Pablo Picasso, Autoportrait bleu, 1901.