Que développe Leiris dans cet accompagnement attentif ? Largement indifférent aux questions d’ordre esthétique ou technique, Leiris recherche, tout au long de ces cinquante années, une expérience, une vision de l’existence en résonance avec ses propres préoccupations. Quant il parle de son œuvre, « l’indéfectible défricheur qui a nom Picasso » [1] lui offre constamment l’occasion de revenir sur le processus de création. D’emblée, il souligne « le caractère foncièrement réaliste de l’œuvre de Picasso. » « Pour lui, il s’agit beaucoup moins, me semble-t-il, de refaire la réalité dans le seul but de la refaire, que dans celui, incomparablement plus important d’en exprimer toutes les possibilités, toutes les ramifications imaginables, de manière à la serrer d’un peu plus près, à vraiment la toucher. Au lieu d’être un rapport vague, un panorama lointain de phénomènes, le réel est alors éclairé par tous ses pores, on le pénètre, il devient alors pour la première fois et réellement une REALITE. »[2]
Bien des années plus tard, Leiris défend encore sa vision : « Picasso aura passé sa vie à essayer toutes sortes de moyens de transcrire plastiquement une réalité ou de rendre des figures présentes. Cela, par goût d’expérimenter et d’inventer : plutôt que de rendre compte, il s’agirait de voir comment on peut rendre compte, et en ce sens on pourrait dire que, pour lui, le vrai sujet de l’œuvre, c’est toujours l’œuvre à faire. » [3]. En cela, Leiris reste fidèle à la vision de Kahnweiler : « On voit les contradictions qui font de Picasso “l’homme disponible”, celui qui est toujours libre en face de lui-même. Deux jours plus tôt, il m’avait blâmé violemment parce que je faisais le procès de “l’art abstrait”. Je suis convaincu, d’ailleurs, qu’alors il se laissait entraîner par son esprit de contradiction et que l’éloge du réalisme dévoile sa vraie tendance. » [4]
Mais au-delà de ces débats théoriques, comme l’a souligné Isabelle Monod-Fontaine, les textes de Leiris accompagnent les œuvres et la vie de Picasso : « Ce n’est plus dans l’extérieur, dans une visée historique, que Picasso est saisi, mais dans l’acte même de peindre. » [5]. Ainsi, en 1964, après avoir retranscrit une « confession » de l’artiste sur l’un de ses cahiers, datée du 27 mars 1963, « la peinture est plus forte que moi, elle me fait faire ce qu’elle veut », écrit-il : « Sans doute, Picasso fait-il aujourd’hui “ce qu’il veut” de l’art auquel, à un autre niveau, il est “ plus fort que lui ” de s’adonner. Mais n’est-ce pas comme si c’était la peinture, devenue sa vie même, qui plus que jamais faisait de lui sa chose ? »[6]
C’est de Picasso qu’il rêve en délirant après une tentative de suicide, un « acte qui était ce que je pouvais faire de plus contraire à l’exemple que Picasso n’a cessé de donner, puisque me saborder revenait à me priver radicalement d’un certain nombre d’années que j’aurais eu encore toute latitude d’employer à un travail créateur. » [7 Cette relation intime, Leiris la poursuivra encore à la mort de l’artiste, dans un texte intitulé « Le 8 avril 1973… » [8]. « Le chien et moi, nous venons juste de pénétrer dans la cour qui s’étend derrière la maison, quand j’aperçois ma femme debout dans l’embrasure de l’une des portes. Avant que nous ayons traversé le grand espace caillouté, elle prononce ces trois mots : “Pablo est mort.”[…] Et je me dis (vertigineux ajout au déchirement amical et au regret de cette fête toujours revigorante, la découverte des derniers travaux témoignant chaque fois d’un fabuleux pouvoir de renouvellement) que c’est notre monde à nous – à ma femme et à moi ainsi qu’à beaucoup d’autres, désormais de naguère – qui vient de recevoir le coup de puntilla. »
Exposition Leiris & Co. Picasso, Masson, Miró, Giacometti, Lam, Bacon… au Centre Pompidou Metz du 3 avril au 4 septembre 2015
[1] Fibrilles, La Règle du Jeu III, Gallimard, 1966, p.159
[2] « Toiles récentes », 1930, Écrits sur l’art, p. 305
[3] « Le peintre et son modèle », paru en anglais, Roland Penrose et John Golding, Picasso 1881-1973, Londres, 1973, Écrits sur l’art, p. 363
[4] D.H. Kahnweiler, 14 janvier 1955, Quadrum, Bruxelles, novembre 1956
[5] Catalogue de la donation Louise et Michel Leiris, Centre Pompidou, 1984, p. 175
[6] « La peinture est plus forte que moi… », Préface au catalogue de l’exposition de 1964, Écrits sur l’art, p. 345
[7] Fibrilles, La Règle du Jeu III, Gallimard, 1966, p. 110
[8] Frêle bruit, La Règle du Jeu IV, Gallimard, 1976